Voix plurielles 10.1 (2013)
White, Anne-Marie. Ecume. Sudbury : Prise de parole, 2012. 144 p.
Si vous aimez le premier roman de l’auteure franco-ontarienne Andrée Christensen, Depuis toujours, j’entendais la mer (2007), et si vous avez aimé un jour ou l’autre L’écume des jours de Boris Vian, vous ne voudrez pas rater Ecume d’Anne-Marie White, pièce dramatique jouée au Théâtre de la Cabane Bleue à North Lancaster dans l’Ontario en 2007, réadaptée en 2010 pour le Théâtre du Trillium à Ottawa. C’est cette dernière version du script qui est publiée ici.
Emile est biochimiste et amoureux de la belle Morgane. L’union est inhabituelle. Emile est très fier de son esprit cartésien ; chez lui, aucune croyance : tout est soumis à l’épreuve scientifique. Morgane, elle, se dit femme-poisson ; son élément est l’eau où elle bat tous les records d’apnée et où sa mère a péri ; dans sa vie, tout est légende. Au grand dépit de son amant, Morgane connaît bien la vie après la mort. Par l’entremise du croque-mort Momo, mi-homme mi-femme, elle entretient un intense contact avec sa mère Simone, décédée cinq ans auparavant.
Simone est sans doute le personnage principal. Fantasque, passionnée, conteuse de légendes, de voyages et d’amours qu’elle n’a jamais vécus, elle ne cesse d’en nourrir sa fille. Morte, elle est omniprésente et son emprise sur les vivants éclipse rapidement le jeune homme pâlot et conformiste qui se voit contraint de suivre Morgane des milliers de kilomètres pour retourner sur les côtes du Nouveau-Brunswick où elle est née, et annoncer à la mère disparue que sa fille attend un enfant. Sous tant de verve et de vigueur, Emile, subjugué, se laisse entraîner à contrecoeur.
Cette pièce fascinante et allègrement menée, malgré l’épuisement permanent du fossoyeur Momo, se joue dans des lieux qui attisent l’imagination : à la piscine, dans les eaux maritimes, dans les souvenirs, dans les cauchemars, dans les turbulences d’un avion, outre-tombe. Morgane sort de l’eau comme une Vénus anadyomène épanouie ; elle plonge et nage ; elle se plaît sous l’eau. Une fois, elle va même jusqu’à plonger depuis l’avion dans les abîmes de l’océan ; elle est portée par les eaux, par les vagues. Chez elle, elle ramène des crustacés dont l’odeur saumâtre incommode Emile, raisonnable et sans grain de folie.
White développe de la sorte une poétique du creux : au creux de la vague, source de vie pour Morgane ; au creux de la tombe dans le cimetière où repose sa mère ; dans le creux sombre de l’urne où les cendres – en fait, du sable – de cette dernière sont finalement versées ; au creux de l’intimité d’un jeune couple que tout sépare ; au creux du ventre maternel dans lequel grandit l’enfant de Morgane et Emile. En creux, encore, s’inscrivent les mythes de l’eau et de la mort qui roulent jusqu’à nous depuis l’antiquité et donnent une insondable profondeur à l’histoire de notre ondine franco-canadienne.
En relief, par contre, le langage : poétique et recherché dans la bouche de Simone la morte, lorsqu’il apparaît sous forme de texte dans l’espace scénique ; familier et sans fioriture au royaume des vivants et, surtout, chez la sirène ensorceleuse d’un homme qui ne sait pas lui résister et ensorcelée par l’appel de la mer et par la voix des morts.
Catherine Parayre, Université Brock, rédactrice en chef
La revue Voix plurielles (ISSN 1925-0614) est la revue de l'Association des Professeur.e.s de français des universités et collèges canadiens. Elle publie des articles, des comptes-rendus et des notes de recherche de nature littéraire, linguistique, culturelle et pédagogique. Les auteur.e.s publié.e.s sont ou deviennent membres de l'Association des Professeur.e.s de français des Universités et Collèges canadiens. La revue est normalement publiée le 1er septembre et le 31 mai. Dans la mesure du possible, les numéros thématiques alternent avec les numéros d'intérêt général. Source
La Recrue du Mois, Mai 2013
Après la présentation en 2007 d’une version préliminaire qui s’était mérité plusieurs prix, Écume est devenue pièce entière, parce que « l’histoire [lui] demandait ça » explique l’auteure, à l’automne 2010 à La Nouvelle Scène à Ottawa, dans une production saluée du Théâtre du Trillium. S’étant hissée cette année-là au sommet du palmarès de la revue Voir, ce premier opus de la dramaturge aurait pu alors continuer de vivre dans le souvenir des heureux l’ayant vue. En devenant un objet littéraire à part entière, elle peut maintenant rejoindre un autre public, qui saura se faire sa propre mise en scène.
Histoire d’amour improbable entre Morgane, une jeune femme qui pourrait bien se révéler être une sirène, et Émile, qui a besoin de comprendre avant de ressentir, Écume se décline comme un hommage à la mer (l’auteure a grandi dans un village côtier du Nouveau-Brunswick) et aux mères. La pièce peut aussi être perçue comme une fable sur l’importance de laisser souvenirs et rêves s’immiscer dans le réel, mais surtout de poursuivre le dialogue. Morgane communique avec Simone, enterrée depuis plusieurs années, personnage à part entière et non voix hors champ. Elle espère saisir pourquoi sa mère est disparue, l’identité de son père, d’où elle vient réellement, ce qu’elle pourra transmettre à cette enfant qu’elle porte maintenant en son sein. Momo, croque-mort aux dons particuliers, un être androgyne qui tantôt parle au féminin et à d’autres moments au masculin, partage les messages que les morts destinent aux vivants. Émile, quant à lui, se confie à son coach de vie, aussi bien en anglais (qu’il souhaite apprendre de cette façon) qu’en français, quand les émotions ne peuvent qu’être nommées dans sa langue maternelle. « There is a big difference between a lie and a necessary fiction. [...] J’aimerais ça, moi aussi, croire dans quelque chose qui me dépasse, qui ne s’explique pas scientifiquement. » Au gré des rencontres, des vagues, du bouillonnement de l’écume de leurs sentiments, les personnages se redéfinissent constamment.
Alors que certaines pièces de théâtre ont besoin d’être vues et entendues pour être entièrement apprivoisées, ce premier texte d’Anne-Marie White se décline plutôt comme un conte pour tous qui ferait la part belle aux dialogues et qui laisse toujours un espace essentiel au témoin pour y superposer ses référents, ses souvenirs, ses doutes, ses peurs, mais aussi ses espoirs.
Lucie Renaud, La Recrue du mois
Né d’une volonté de reconnaître le travail acharné des nouveaux auteurs québécois et d’encourager la relève littéraire, le projet La Recrue du mois se dédie aux premiers ouvrages d’auteurs d’ici. D’abord un blogue, maintenant un webzine, La Recrue du mois n’a pas changé de mission en cinq ans d’existence : offrir une vitrine à des premières œuvres littéraires québécoises. Source
